Le sultan du Maroc Moulay-Hafid en exil (août 1913)
Le sultan Moulay Abdelhafid ben Hassan dit Moulay-Hafid, démissionne en faveur de son frère Moulay-Youssef le 12 août 1912. Au Figaro, le journaliste spécialiste de la politique extérieure des colonies, Eugène Tardieu, a dîné à la résidence avec le sultan qui montra le visage d’un homme heureux de décrocher, fortune faite.
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Le 12 août, le sultan se rend à la Kasba des Oudaia pour se rendre compte de l’état de la mer. Il décide de partir, et embarque sur le Du-Chayla, accompagné par le général Lyautey, Ben Ghabrit, El Mokri, et le commandant Simon. El Mokri, grand vizir du sultan, reste au Maroc pour l’expédition des affaires et pour régler la succession du sultan.
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Tandis que le Du-Chayla quittait Rabat, le sultan installé sur la dunette, jumelle en mains, surveillait son « harem flottant » qui avait embarqué sur le Djebel-Dersa. Des hauteurs de la casbah, dès que le Djebel-Dersa va mouiller en rade de Tanger, on vit détaler au grand trot une nuée de nègres avec les mules de leurs maitres réquisitionnées par le Maghzen pour servir de montures aux femmes du sultan.
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Debout, immobiles, apeurées, les yeux écarquillés sous les voiles pour mieux voir la terre nouvelle, les cent vingt-cinq femmes attendaient un signal pour monter sur les mules rangées sur toute la longueur du môle. Au premier rang, on reconnait deux des épouses légitimes du sultan, la fille de Mokra, grand vizir et la fille du caïd Glaoui, celle-ci ornée d’une ombrelle d’enfant dont elle se pare avec coquetterie.
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On approche les montures et par groupe de douze sur deux rangs, en un ordre militaire suffisant les femmes se hissent et s’éloignent par un chemin détourné vers la casbah.
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A Gibraltar, le sultan quitte le Du-Chayla et embarque immédiatement sur le paquebot Anglais le Macedonia.
Le 15 août, à huit heures il est signalé à 26 miles. A 10 heures il accoste au quai de la compagnie où se tiennent les gendarmes et les gardiens de la paix car la réception officielle aura lieu au vieux port. Vers 11 heures, d’un remorqueur, on vit descendre à terre le sultan lui-même, puis MM. Schramreck, préfet des Bouches-du-Rhône, de Billy, délégué du ministère des Affaires étrangères, et le colonel Hamet, délégué du ministère de la guerre, puis Ben Ghabrit, interprète officiel du sultan et une vingtaine de domestiques noirs. Le commissaire Oudaille a été désigné pour accompagner Moulay-Hafid pendant son séjour en France.
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Le régiment du 141° de ligne avec le drapeau et la musique rend les honneurs sous le commandement du général Guerrier. C’est le plus beau des sultans. Il a des grands yeux noirs sur quoi il sait abaisser de lourdes paupières, une courte barbe brune et frisée, un nez noble et des joues impériales. Il est vêtu d’un burnous de soie blanche que barre une cordelière verte. A gauche il porte le « Koumia » qui est un riche poignard, à droite la « schkara » qui est une riche sacoche. Ses pieds sont nus dans des sandales de cuir jaune. Une pierre rouge, sertie d’argent, brille à son doigt. Mais il faudrait plus d’éclat pour séduire les gens de Marseille.
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Tous ces personnages se hissèrent dans des voitures qui partirent au grand trot des chevaux. Le sultan monte dans un landau, escorté d’un escadron du 9° Hussards. Sur la cannebière ou canebière, les curieux, massés derrière les soldats, crièrent « A mort ! A l’eau ! » mais les attelages étaient passés et le sultan arrivera sans encombre au grand hôtel de Noailles.
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D’après un de ses compagnons, Il était parti de Rabat enchanté et pendant deux jours il montra une joie extrême. Soudain, le troisième jour, il devint morne. On ne saura jamais pourquoi. Mais il faut lui rendre justice, c’est bien le seul souverain qu’on puisse interviewer sans protocole. Il suffit de lui faire trois petits saluts en signe de respect pour qu’il écoute avec complaisance et réponde avec bonhommie.
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Les journaux avaient raconté que le sultan dispensait libéralement des pièces d’or à tout venant. Sur quoi beaucoup d’individus sentirent aussitôt le poids de leurs misères. Le 17 août, sur le quai de la gare, au moment de partir pour Vichy par le rapide de neuf heures, il y avait une jeune fille avec sa mère. Elle tenait un bouquet. A cette vue, le sultan, lui remit cent francs, la jeune fille en éprouva un grand embarras. Et sa mère, irritée, lui tirait la manche, pour l’inviter à rendre sur-le-champ cette somme. C’est un autographe que je voulais, dit désolée la pauvrette. On ne peut pas refuser un cadeau du sultan expliqua M. Oudaille en lui conseillant de garder l’argent. Mais que vais-je en faire ? répond la jeune fille. Donnez-le aux pauvres, et puis on tâchera d’obtenir votre autographe conclu M. Oudaille.
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Mais Moulay-Hafid avait d’autres soucis. Déjà il était installé dans son compartiment. C’était la première fois qu’il prenait un vrai chemin de fer de grande ligne. Il se déclara fort satisfait et déclara que voyager en France, est une promenade dans un vaste jardin. Mais lorsque le rapide s’engouffra sous un tunnel, il en conçut un vif ennui, pour ne pas dire une grande peur. Le déjeuner fut servi dans le wagon-restaurant. Il refusa les sardines, car il s’étonne qu’on mange du poisson conservé alors qu’il est si facile de pêcher du poisson frais. Il accepta du melon et but un excellent champagne. A Lyon, il se laissa regarder avec complaisance par une foule de curieux.
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Le sultan est arrivé à Vichy vers six heures du soir. Une foule considérable s’est portée à sa rencontre. Des gendarmes à pied et à cheval assuraient le service d’ordre. Le préfet, M. Regnault ancien ambassadeur au Maroc et le maire de Vichy souhaitèrent la bienvenue au sultan, en présence du général Brulard, de M. Prestat, président de la compagnie fermière des eaux de Vichy. Ben Ghabrit s’exprima au nom du sultan qui serra chaleureusement les mains du général Brulard et puis monta en voiture pour se rendre dans la luxueuse villa Majestic, que le directeur de l’hôtel Majestic, M. Aletti, a mise à disposition. Là un lunch fut servi et puis le sultan gagna ses appartements. On ne sait pas s’il coucha dans un lit. La veille à Marseille, M. Oudaille, après avoir ouvert la porte de la chambre, eut une peur extrême car le lit n’était pas défait. Le sultan était-il sorti incognito ? Non, il était couché à terre sur un matelas.
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Le 18 août, La foule n’a cessé de stationner devant la résidence du Sultan. Moulay-Hafid reçut de nombreuses visites et un grand nombre de personnalités ont apposé leurs signatures sur le livre placé dans le vestibule de la villa. L’après- midi a été consacré, en grande partie, à une visite au maire et au préfet. En sortant de la préfecture il se fit conduire en automobile sur la rive gauche de l’Allier jusqu’au bois de Randan. Puis il revint à Vichy pour rendre visite à Mme la générale Lyautey.
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Sachant combien le sultan s’intéresse à l’aviation, M. Aletti, président du Club aéronautique de Vichy, l’a invité à se rendre au champ d’aviation. Et Moulay-Hafid, après avoir reçu de nombreuses explications sur les appareils qui se trouvaient dans les hangars, assista à une série d’évolutions remarquables exécutées par l’aviateur Gilbert sur un monoplan. Moulay-Hafid s’exclame « J’aimerais mieux, voler sur un aéroplane que de traverser des tunnels ». Lorsque l’aviateur Gilbert fut revenu à terre, il demanda à Ben Ghabrit de lui transmettre ses félicitations et lui remit une somme d’argent rondelette.
En quittant le champ d’aviation, où il ne cessa de manifester le contentement qu’il avait éprouvé, il se rendit à sa villa Majestic, puis à l’hôtel Majestic où il offrit un grand dîner. Il assista ensuite à la représentation d’un opéra, Roma, au casino municipal splendidement illuminé.
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Le 19 août, il visite l’Etablissement Thermal où on lui a préparé la plus splendide cabine, Il s’est baigné, on l’a massé et il s’est trouvé très dispos. Aussi, a-t-il décidé de commencer sa cure sans plus tarder. A 11 heures, il est allé à la Source Chomet où il a bu un grand verre d’eau. Au reste le sultan a dû trouver l’eau excellente car après une petite promenade en automobile il est revenu prendre un second verre d’eau.
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Les fournisseurs ont beaucoup de succès. Les objets les plus divers rempliront d’énormes caisses qui seront expédiées à Tanger. Il a acheté une automobile. « A quoi bon rouler sur des rails quand il y a de si belles routes » dit-il. Il regretta de ne pouvoir se promener incognito et il a commandé un costume européen. Il a demandé qu’on éloigne les gendarmes qui veillaient à la porte de la villa. Sur ce, le commissaire Oudaille se rendit aussitôt à Paris d’où il ramèna des agents discrets que nul ne pouvait reconnaitre.
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Le grand désir du sultan est de venir à Paris. Jusqu’ici on lui refusait ce plaisir. Mais le 22 août, Il apprend qu’il est autorisé à aller à Paris pour deux ou trois jours et dans le plus strict incognito. Cette exigence sera difficile à respecter sauf si ce mot n’a qu’une signification protocolaire. Car si le sultan vient à Paris, chacun le reconnaitra et il recevra quatre cents lettres par jour comme à Vichy.
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Le Figaro du 26 août confirme que Moulay-Hafid en compagnie de Ben Ghabrit et du docteur Verdon partira le 27 août dans la direction de Paris. Tous trois seront vêtus de costumes européens. Il n’a gardé qu’un seul domestique, le fidèle Chaouii. Son chambellan Azous est parti par le train en 1er classe. Les dix domestiques et les musiciens occupent deux compartiments de 2ème classe, dans un train qui roule vers Marseille où ils prendront le premier bateau pour Tanger.
Le commissaire Oudaille trace sur une carte routière l’itinéraire que suivra la voiture du sultan. On pense qu’elle atteindra assez tard dans la nuit Versailles.
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Le Figaro du 27 août, relate que d’ingénieux correspondants de journaux voyaient, à huit heures et quart du matin, l’automobile du sultan passer à Saint-Pourçain, ville renommée pour son petit vin sec et clair. A 9 heures d’autres reconnaissaient sans peine Moulay-Hafid à Moulins. A dix heures trois quart aucun habitant de Nevers ne doutait de l’identité de ce grand monsieur coiffé d’un Fez et qui faisait acheter des pantoufles parce que ses bottines le gênaient. D’étape en étape, la voiture était reconnue et signalée. A cinq heures du soir, notre correspondant de Fontainebleau voyait Moulay-Hafid prendre le thé à l’hôtel de France. C’était l’heure exacte où les journaux du soir annonçaient qu’il arriverait à Versailles vers six heures et demie et descendrait au Trianon palace, où ses appartements étaient retenus.
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En réalité le sultan n’atteignit Versailles qu’à neuf heures car le chauffeur s’était égaré. Moulay-Hafid était de fort méchante humeur. Au cours du trajet, il trouvait que la voiture allait trop vite. Il refusa de déjeuner à Gien. Un orage survint il eut grande peur. Voyant un train en marche, il voulait qu’on l’arrête pour le prendre.
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Enfin à neuf heures du soir on arrive à Versailles. Cent photographes sont réunis devant la porte de l’hôtel. Ben Ghabrit , le docteur Verdon et M. Oudaille ne se dérobent pas à leurs exigences. Mais Moulay-Hafid, rencogné dans sa voiture, effrayé et furieux s’obstinait à ne point descendre. Alors on fit passer l’automobile par le jardin.
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Moulay-Hafid dispose d’un salon, d’une chambre à coucher dans le plus pur style Louis XVI, et d’une salle de bains. Une seconde chambre située sur le même palier est destinée à Ben Ghabrit. Sur la cheminée du salon un buste de Marie Antoinette dresse sa blancheur marmoréenne, et partout dans des vases, y compris dans la chambre à coucher, des fleurs embaument l’atmosphère de senteurs violentes.
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Le 28 août, le complet veston ne lui plaisant pas, il remit le costume traditionnel. Première visite, pour découvrir le Paris Haussmannien et les principaux édifices publics. Au bois de Boulogne, vingt-cinq minutes d’arrêt et bien entendu un buffet où il invita les journalistes à partager son five-o-clock. A sept heures douze du soir il se retrouve au Trianon palace.
Le 29 août, Moulay-Hafid dès son lever était de meilleure humeur que la veille. On le vit bien, dès qu’il parut sur le balcon de la fenêtre de sa chambre à coucher. Souriant, alerte, presque espiègle, plusieurs fois il porte amicalement sa main sur l’épaule de Oudaille et tapote le ventre de son fidèle Ben Ghabrit.
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Il visite le château de Versailles où M. de Nolhac fils sera son guide. Comme M. de Nolhac lui contait l’épopée napoléonienne, il l’interrompit pour approuver avec un grand accent de sincérité « Quel homme ! c’était un chef, un grand chef ! ». Les portraits de Louis XIV retinrent également son attention. Il rappela que l’un de ses ancêtres, Moulay Ismaïl avait envoyé un ambassadeur au roi soleil afin que le monarque voulût bien lui accorder la main d’une de ses filles.
Moulay-Hafid trouva étonnants les meubles, l’architecture du grand et du petit Trianon.
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Il déjeuna de bon appétit à l’hôtel. A sept heures du soir, il quitte l’hôtel pour se rendre à Enghien où un dîner suivi d’une fête de nuit lui étaient offerts. Après le feu d’artifice et les deux ballets dans la salle de spectacle, à onze heures et demie il donne le signal du départ.
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Le 30 août, Moulay-Hafid fait une nouvelle promenade dans Paris au cours de laquelle il s’est rendu aux Invalides. Il visite la chapelle et le musée de l’Armée où il s’intéresse aux armes damasquinées et aux trophées lors de la conquête de l’Algérie. Le sultan est conduit au tombeau de l’empereur où il contemple le monument dont la grandeur majestueuse l’a vivement impressionné.
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A trois heures et demie, il quitte les Invalides et se dirige vers le Palais Bourbon où il s’intéresse, dans la bibliothèque, aux parchemins et aux textes anciens. Après avoir pris un thé il regagne Versailles.
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Le 1er septembre, il achète des jouets au « Nain Bleu ». Il a fallu trois grandes voitures pour les livrer le soir même à l’hôtel à Versailles.
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Le 5 septembre, Moulay-Hafid arrive à Dieppe en automobile, accompagné du Docteur Verdon et de M. Oudaille. Le sultan se promène au bord de la mer, déguste une sole et a beaucoup fumé avant d’aller au Casino.
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Le 17 septembre, Moulay-Hafid quitte la France après avoir fait un séjour à Nice. Il s’embarque à Marseille à dix heures sur le Mongolia à destination de Gibraltar. Il est accompagné de Ben Ghabrit, du docteur Verdon, de son secrétaire et de cinq domestiques. La matinée a été consacrée à l’embarquement des caisses, malles et valises au nombre d’une centaine. Un service d’ordre discret a été assuré.
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Après ce séjour en France, puis à Tanger et pendant la première guerre mondiale en Espagne, il s’installe à Enghien-les-Bains où il meurt vingt ans plus tard le 4 avril 1937 à 61 ans.
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le portrait du sultan de face et de profil.
Moulay-Hafid avec Ben Ghabrit qui ne le quitte pas pendant son séjour.
Au moment du départ le sultan accompagné de Ben Ghabrit et son chambellan et en présence du général Guerrie sur le Du-Chayla.
Le sultan à son arrivée à Marseille dans le landau. Debout le préfet des Bouches-du-Rhône, M. Schrameck
Le cortège sur la Canebière se dirige vers le grand hôtel de Noailles
Le sultan et Ben Ghabrit sur le balcon de la villa Majestic à Vichy.
Le sultan à Vichy.
Le sultan sort de la villa Majestic, on reconnait le commissaire Oudaille à la droite de Moulay-Hafid.
Le sultan et son entourage sortant de la villa qui attendent l’arrivée d’une voiture.
Le sultan entouré de dames de la bonne société pratiquant le sport du tennis, M. Oudaille au second plan, le premier sur la gauche.
Le sultan et Ben Ghabrit avec M. Oudaille à droite de la photo au club aéronautique de Vichy.
Le sultan et son entourage observe le vol du monoplan piloté par Gilbert. M. Oudaille au premier plan avec sa canne au bras.
M. Oudaille présente au sultan et à Ben Ghabrit un monoplan et communique les informations utiles.
Le sultan et Ben Grabrit avec le préfet de Vichy
Un déjeuner dans le jardin de la villa Majestic
Le sultan sort le plus souvent en voiture pour des visites ou des promenades
Le Trianon-Palace à Versailles où séjournent le sultan et Ben Ghabrit